Société

L'éducation face au radicalisme religieux 

Entretien avec Dounia Bouzar

Rédigé par Propos recueillis par Amara BAMBA | Vendredi 10 Mars 2006 à 13:14

Après sa démission remarquée du Conseil français du culte musulman, Dounia Bouzar s'en est retournée à son terrain de recherche. Mère de famille, anthropologue, éducatrice spécialisée et désormais autorité incontestée sur les questions de jeunesse musulmane en France, madame Bouzar livre une étude sur « Quelle éducation face au radicalisme religieux? » (éd. Dunod, 250 pages).



Ce livre de madame Bouzar est écrit dans le cadre des ses fonctions de chargé de recherche à la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ). Il rend compte d’une recherche-action avec une cinquantaine de professionnels de la PJJ, de l'Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports, des conseils généraux et du milieu associatif notamment musulmans. Entretien avec une intellectuelle musulmane au coeur des questions sociales de son temps.

SaphirNews.com : Votre nouveau livre traite d'éducation et il paraît aujourd'hui 9 mars, au lendemain de la journée de la femme. Est-ce un message implicite ou un hasard du calendrier ?


Dounia Bouzar: Un pur hasard ! Et de toutes façons, je ne crois pas que les femmes soient seules responsables de l’éducation ! Les pères et la société toute entière y contribuent autant. C’est fini le temps où l’on pouvait se décharger sur nous pour cette responsabilité-là…

Pouvez vous nous présenter brièvement cette recherche ?


Dounia Bouzar: D’abord, la recherche ne portait pas sur le radicalisme mais sur la relation à l’islam de nos jeunes pris en charge par nos services sociaux. Mais il faut rappeler l’évidence : les éducateurs ne rencontrent que des jeunes qui vont mal, ou très mal… Et l’on s’est vite aperçu que l’on ne parlait que de cas extrêmes, qui utilisent l’islam de manière très radicale parce qu’ils ne sont pas structurés… Du coup, pour ne pas créer d’amalgames, on a décidé de poser un titre en relation avec notre public. Nous ne parlons pas d’islam dans ce travail, mais de jeunes en rupture qui utilisent l’islam pour s’auto-exclure ou pour exclure les autres… L’objet de l’étude consiste donc à étudier la relation à l’islam pour des jeunes en rupture… Nous sommes partis d’exemples concrets et nous avons aussi débattu avec d’autres chercheurs (Michel Morineau, Driss El Yazami, Olivier Roy, Mahamet Timera, Tariq Oubrou, Omero Marongiu, Moussa Khedimellah, Mouloud Haddad…), pour avancer de question en question… Et c’est Moustapha Diop qui avait été choisi par le FASILD et la PJJ pour être mon tuteur scientifique, et qui m’a aidé à comprendre, monter et mener tout ça… : 50 professionnels de la jeunesse de toutes institutions confondues sur trois départements (91, 93 et 59) ont travaillé avec moi pendant trois ans, en se réunissant une fois par mois. C’est un grand pas en avant d’avoir pu réunir un proviseur, un CPE, des éducateurs, un imam et un aumônier de prison autour de la même table pendant plusieurs années pour avancer ensemble, chacun de sa place…

Votre constat est que le discours radical fait de plus en plus autorité. Comment expliquez cela ?


Dounia Bouzar: De manière générale, le radicalisme fait autorité en proposant un espace de substitution qui attire ceux qui n’ont pas de lien à un territoire ou à une histoire. Le jeune qui se sent Arabe, Marseillais, Français, Kabyle, Roubaisien, Algérien, Bambara… n’adhère pas au discours terroriste. L’échantillon à risque est constitué de jeunes qui se sentent « de nulle part ». Le discours « à la Ben Laden » fabrique des frontières strictes pour séparer les uns des autres par l’intermédiaire de la religion. Pour cela, il réduit l’islam à un ensemble de codes et de normes, qui isolent ceux qui sont dedans de ceux qui sont dehors. El Qaida n’admet pas les lieux d’échange et de mélange mais fabrique une communauté virtuelle de substitution dans un espace virtuel de substitution avec de nouvelles frontières de substitution... Ensuite, le radicalisme fait recette en distribuant de la puissance, ou plus exactement de la toute-puissance. Les leaders prouvent aux jeunes que leur colère est justifiée et les renforcent dans l’idée que tout le système prévoit de les exclure parce qu’ils sont « d’origine musulmane ». Du coup, l’individu est aliéné au groupe et perd ses propres contours identitaires, parce qu’il a le sentiment d’être « le même » que les autres et de percevoir exactement les mêmes émotions (et discriminations). L’identité du groupe remplace l’identité de l’individu. Il faut rappeler que toutes les idéologies de rupture reposent sur des exaltations de groupe…

Vous parlez de « Radicalisme religieux» comment faut-il entendre cette expression ?


Dounia Bouzar: Au lieu de se soumettre à une norme religieuse – comme c’est traditionnellement le cas pour tous les pratiquants de toutes les religions – les radicaux inversent le rapport à l’autorité. Ils s’approprient l’autorité de la religion pour s’ériger eux-mêmes en autorités au-dessus de tous les autres humains (y compris des imams d’ailleurs) ! Alors que la « peur du jugement dernier » pousse habituellement les croyants à avoir une bonne conduite sur terre, ceux-là passent par Dieu pour contourner la réalité et la loi humaine. Ce type de comportements ressemble à des « éclatements du moi » : « c’est moi qui existe, c’est moi qui décide, c’est moi qui donne la norme… »
Les professionnels de la jeunesse se surprennent à parler de ces « jeunes radicaux » de la même façon qu’ils auraient évoqué des « jeunes toxicomanes » il y a quelques années : pas d’intégration de la loi, recherche du plaisir immédiat, absence fréquente de figure paternelle structurante, manque de repère de temps et de lieu, pas d’inscription dans une histoire… Au niveau de l’organisation, on retrouve des schémas comportementaux similaires aux anciennes bandes de délinquants, à cette différence que les caïds surenchérissent sur les rituels et les démonstrations de foi pour s’imposer en petits chefs… Les « psy » notent que ces jeunes font souvent appel à Dieu comme à un père symbolique qui fait loi ou qui doit faire loi.
Nous y voilà. Tant l’inscription dans l’histoire que l’intériorisation de la loi (renonciation au plaisir immédiat et acceptation des règles sociales) passent par la question des pères. On récupère les dégâts du loupé avec la question de la dignité et de la filiation…


Ce livre est le fruit d'un travail mené avec de nombreux acteurs sociaux institutionnels et du monde associatif notamment musulmans. Comment les avez vous choisis?


Dounia Bouzar: Les départements ont été choisis par les Préfets qui avaient envie de tenter l’expérience parce qu’ils estimaient que tout le monde avait besoin de ce type de pensée collective (pensées collectives…) et qu’ils reconnaissaient qu’ils étaient un peu perdus face à la question du fait religieux en général. Ensuite, je suis allée voir quelques associations musulmanes, et celles qui en avaient envie ont entamé le travail avec moi. D’autres sont arrivées d’elles-mêmes, ayant été informées par les travailleurs sociaux du coin… Il y a eu un processus d’information collective, les collègues sont arrivés aussi de manière diversifiée, certains proposés par leurs institutions qui avaient eu connaissance de la recherche, d’autres par eux-mêmes, se battant au contraire avec leurs institutions pour les convaincre de l’utilité de ce travail… Mais à l’arrivée, j’ai aussi « perdu » deux associations musulmanes qui se sont retirées de la liste des participants : tout le monde n’a pas supporté toutes les déconstructions… C'est pourtant le nouveau défi qui s'ouvre à nous: à la fois croire et penser. Cela fait aussi partie de ce que nous, Français de confession musulmane, pouvons apporter. J’ai écrit à partir des enregistrements que j’ai effectués des débats des trois années. Chacun a relu chaque chapitre et a apporté les modifications ou les compléments qu’il souhaitait. Je crois qu’on est tous assez fiers du travail final… qui est à la fois humble et révolutionnaire ! Nous avons choisi des éditions professionnelles du travail social car le message global du livre est un vrai tournant institutionnel : il dénonce le relativisme culturel car ces jeunes sont de vrais Français à part entière qu’on ne peut pas renvoyer et enfermer dans des définitions toutes faites qui correspondaient au vécu de leurs parents ou de leurs grands-parents, de l’autre côté des frontières.

Il est difficile de parler d'éducation sans évoquer les problèmes du genre, masculin/féminin. Le discours radical touche-t-il autant les garçons que les filles?


Dounia Bouzar: Non, les filles ne sont pas en rupture sociale autant que les garçons. Pour des raisons évidentes d’interactions avec la société (elles ne sont pas autant enfermées dans le stigmate « délinquant » ou « terroriste » par le regard des autres), pour des raisons de filiations et d’identifications (une mère n’est jamais au chômage, elle se réveille tous les matins pour préparer le petit déjeuner…), elles sont mieux structurées et ont développé une culture de l’effort. Pour elles, le savoir est la clé de la liberté et elles le savent. Du coup, bien ancrées dans leur réalité, en recherche de subjectivation (le fameux : comment me définir « à la fois Française et musulmane »…), elles ne sont pas tentées – ou moins – par un espace de substitution dans une troisième dimension virtuelle…

Il y a le cas Amina Wadud (la femme imam) aux Etats-Unis. Mais nous avons aussi Irshad Manji (la musulmane rebelle) au Canada et Ayaan Hirsi Ali (la musulmane islamophobe) aux Pays-Bas... Ces musulmanes sont aujourd'hui célèbres pour leurs discours à la Chadortth Djavann (la musulmane antifoulard) en France. N'est-ce pas là une autre forme de radicalisme ?

Dounia Bouzar: Comment pouvez-vous mélanger Amina Wadud et les trois suivantes ? Cela n’a rien à voir ! Amina Wadud est dans une position où elle s’interroge sur ce qu’elle comprend de ce que Dieu veut lui dire à travers le Coran. Elle ne renie pas et ne dénie pas l’islam… Elle écoute la parole divine, à sa façon, de sa place, et se dit que quantités d’interprétations dites sacrées ne sont en fait que des compréhensions humaines masculines d’autres siècles. Elle ne fait que « désacraliser » l’histoire musulmane, c'est-à-dire une certaine orthodoxie construite pas des hommes vivant dans un système patriarcal qui veulent garder le pouvoir en maîtrisant la symbolique religieuse… Les trois autres ne sont pas du tout là-dedans ! Ce sont des femmes qui ont eu des souffrances infligées « au nom de l’islam » et qui partent en guerre contre cette religion oubliant le principe de base selon lequel les religions sont avant tout ce qu’en font les hommes (ce qu’ils en comprennent)… Leurs positions sont très dommageables car du coup, elles valident le postulat de leurs agresseurs en réduisant l’islam à ce type de comportements archaïques qu’elles ont subis… Un peu comme certaines médias : « Tel Afghan a tué un prof qui enseignait aux filles, donc l’islam interdit l’éducation aux filles ». Au lieu de vérifier l’utilisation qui est faite par tel ou tel de l’islam, elles partent en guerre contre … l’islam lui-même ! C’est parce qu’elles n’ont pas lu « Monsieur Islam n’existe pas » !! Ceci dit, il faut rajouter qu’il y en a vraiment marre de tous ces vieux machos qui justifient les mauvais traitements aux femmes en prenant prétexte de notre islam…